Pour en finir avec Eddy Belegueule. Édouard Louis

En finir avec Eddy Bellegueule, d’Edouard Louis, est le phénomène littéraire de ces derniers mois, et honte à moi, je n’en avais absolument pas entendu parler, malgré les plus de 100 000 exemplaires vendus et toutes les polémiques plus ou moins débiles qu’il a suscitées. À croire que j’ai trouvé mieux à faire qu’à me plonger dans le microcosme Germanopratin ces six derniers mois. Dingue ! La rumeur a fini par atteindre ma citadelle, et j’ai lu en quelques heures ce court roman.

Édouard Louis est un pseudo. Enfin, pas vraiment. Il se trouve que l’auteur est né sous le patronyme d’Eddy Bellegueule. Et qu’il a récemment fait changer officiellement son nom pour adopter à l’État civil le pseudo qu’il a utilisé pour publier ce roman. On peut donc voir ce roman comme un moyen, pour l’auteur, d’en finir avec le poids de son enfance et de son adolescence.

Eddy Bellegueule (le personnage du roman) est né dans un village de la Somme, dans une famille de cinq enfants. Dès son plus jeune âge, il se sent différent.

Quand j’ai commencé à apprendre le langage, ma voix a spontanément pris des intonations féminines. Elle était plus aiguë que celle des autres garçons. Chaque fois que je prenais la parole mes mains s’agitaient frénétiquement, dans tous les sens, se tordaient, brassaient l’air.
Mes parents appelaient ça des « airs », ils me disaient « Arrête avec tes airs ».

Eddy va vivre un enfer durant sa scolarité (primaire et collège), en proie à la violence de certains de ses camarades. Et ce n’est pas dans son milieu familial, dominé par la violence et l’alcool, que le petit Eddy va trouver un quelconque réconfort. L’auteur décrit un milieu d’une pauvreté extrême, cadenassé par un horizon des possibles très étroit. C’est écrit avec une certaine froideur, une lucidité tranchante, qui ne permet à aucun moment au lecteur de se retrancher derrière quelque paravent que ce soit. C’est un regard clinique, sans empathie, qui est porté sur la vie de cette famille (y compris sur le narrateur, qui ne s’épargne pas).

D’un point de vue du style, Édouard Louis utilise un double niveau d’écriture, qu’il entremêle en permanence, le regard du narrateur (avec un niveau de langage plus élevé) et les anecdotes racontées par les autres protagonistes eux-mêmes (avec un langage beaucoup plus pauvre et une syntaxe approximative). L’entremêlement n’est pas toujours heureux (certaines phrases n’en finissent plus), mais globalement, c’est parfaitement maîtrisé.

Précisions à ce stade qu’Édouard Louis a 21 ans. Que c’est son premier roman. (Après un essai Pierre Bourdieu, l’insoumission en héritage, paru il y a un an). Et qu’après une enfance dans un milieu proche de celui qu’il décrit dans ce roman, il a intégré Normale Sup, un parcours pas tout à fait banal (il suffit d’aller écouter proclamer les résultats du concours d’entrée à Normale Sup, début Juillet dans la cour de la prestigieuse école de la rue d’Ulm, pour comprendre le concept de « Reproduction des élites »). Lorsque je lis certaines critiques haineuses sur des blogs ou dans les pages littéraires de certains magazines, je me demande s’il n’y a pas un peu de jalousie devant tant de talent pour un si jeune homme. Parce que ce roman, par sa maîtrise, son style, la force de son écriture, et la lucidité de son regard est sans conteste brillant.

Au fond, et c’est quand même l’ironie de l’histoire, cette violence est exactement la même que celle que subit le personnage du roman. La différence et le décalage dérangent.

J’ai cité l’essai de l’auteur sur Bourdieu, parce que je trouve que le roman transpire de la pensée Bourdieusienne. Et je peux comprendre ce que certains trouvent choquant. Édouard Louis nous montre sans aucun filtre une sorte de laboratoire des mécanismes de reproduction de l’ordre social. Un peu comme le faisait l’émission de télé « Strip Tease ». Et cette réalité est insupportable parce qu’elle ne se règle pas à coup de discours, de bonnes œuvres, de charité, ou de compassion. Du coup, le soupçon de mépris, voire de « racisme social » n’est jamais loin. Comme si ne pas décrire la réalité pouvait, par une sorte de pensée magique, la faire disparaître.

(Pour être honnête, il faut dire que le livre a quand même eu un excellent accueil de la part de l’intelligentsia – Inrocks, Libé, Télérama – ce qui a peut-être encore accentué la virulence de certaines critiques).

On a atteint le pire avec l’article immonde d’un journaliste du Nouvel Obs qui est allé enquêter dans la famille de l’auteur pour voir si ça s’était bien passé comme ça. Alors qu’il est écrit « Roman » sous le titre. Et, quelle surprise, les proches d’Édouard Louis sont choqués ! Vu comme les personnages du roman prennent cher, c’est le contraire qui aurait été étonnant. La démarche d’Édouard Louis est une démarche littéraire. Que ses proches soient émus, c’est bien naturel, qu’un journaliste s’en fasse l’écho (pire, fasse une enquête pour aller chercher l’info), c’est juste hallucinant.

La vision romantique du prolétariat (du genre « On n’avait pas grand-chose, mais tant d’amour ») sert avant tout ceux qui ont bien l’intention que chacun reste à sa place (et leurs alliés objectifs ou inconscients). Édouard Louis nous montre une autre facette de la réalité de cette France urbanisée à la va-vite, puis désindustrialisée : la violence l’homophobie et le racisme ordinaires, et la télé pour seul horizon culturel.

Reste alors pour les chanceux la fuite (même s’il sera pour ceuxlà difficile de ne pas être rejeté aussi par leur nouveau milieu, dans lequel il seront aussi en décalage).

Je suis parti en courant, tout à coup. Juste le temps d’entendre ma mère dire « Qu’est ce qui fait la débile là ? »
Je ne voulais pas rester à leur côté, je refusais de partager ce moment avec eux. J’étais déjà loin, je n’appartenais plus à leur monde désormais (…) Je suis allé dans les champs et j’ai marché une bonne partie de la nuit, la fraîcheur du Nord, les chemins de terre, l’odeur de colza, très forte à ce moment de l’année.

Paru aux Éditions du Seuil

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2 réponses à Pour en finir avec Eddy Belegueule. Édouard Louis

  1. Phil dit :

    Bon ben maintenant c’est clair, vais devoir le lire !
    (j’en avais entendu parler, par contre, mais j’avais peur du « coup » éditorial foireux).

  2. Electra dit :

    J’ai été vraiment tentée de le lire et ton billet ma donne encore plus envie. La fin de ton billet (et l’extrait sur la fuite) est assez effrayant. Comme si la « cigogne » s’était trompée en donnant Eddy à cette famille.

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