Kirinyaga. Mike Resnick

Kirinyaga est un fix-up (oui, je sais, encore un !) de Mike Resnick, publié pour la première fois en France en 1998, et que la collection Lunes d’Encre, de Denoël, vient de rééditer, dans un volume complété d’une longue nouvelle située dans le même univers, mais se déroulant bien après.

La genèse du fix-up est assez étonnante : tout est parti d’une commande d’Orson Scott Card pour un recueil sur l’Utopie qui, à ma connaissance, n’a jamais vu le jour. Le principe du recueil était précis : inventer des sociétés utopiques bâties sur des planètes terraformées pour l’occasion, avec deux contraintes : l’Utopie doit être décrite de l’intérieur par un de ses habitants, et elle doit autoriser quiconque le souhaite à la quitter !

Un programme ambitieux, dont on aimerait lire un jour le résultat final, surtout s’il est du niveau de la copie rendue par Resnick, qui avait écrit pour l’occasion la nouvelle éponyme du roman, qui suit immédiatement le prologue. Écrites sur 10 ans, l’ensemble des nouvelles composant le fix-up forme un pur chef d’œuvre !

L’Utopie imaginée par Mike Resnick est la suivante : au XXII° siècle, des kényans de l’ethnie Kikuyu décident de recréer le mode de vie de leurs ancêtres : traditions culturelles, religion et rejet du mode de vie occidental.

Le narrateur, Koriba, est le « mundumugu » (sorcier) de Kirinyaga. Au début du roman, il est encore au Kenya, et voit pour la dernière fois (pense-t-il) son fils qui ne comprends pas son choix. Koriba est un homme cultivé, qui a étudié dans les plus grandes universités américaines. Une fois arrivé sur la planète, Koriba va devenir le gardien du mode de vie Kikuyu.

Au fil du temps, Koriba est confronté à des problèmes de plus en plus grave, de son point de vue. Une génération nouvelle, née sur Kirinyaga, et qui n’a donc pas vraiment choisi d’y vivre, ne comprend pas forcément le rejet des techniques occidentales et modernes.

En filigrane, Mike Resnick soulève tous les problèmes de l’Utopie : peut-elle se réaliser avec l’accord du peuple, ou bien faut-il maintenir le peuple dans une certaine ignorance, pour faire le « bien » en dépit de son aspiration à un confort à court terme ?

Chaque nouvelle est une nouvelle épreuve pour Koriba, qui, peu à peu, perd pied, et, devient de plus en plus intransigeant.

Ce qui est très fort dans l’écriture de Resnick, c’est qu’il arrive à nous faire rester en empathie avec Koriba, bien que celui-ci devienne au fil du temps une sorte de dictateur fanatique, même si le fait qu’il n’emploie pas la force en fait un dictateur bien peu « efficace ».

La plus belle nouvelle du recueil est la troisième : « Toucher le ciel ». On est encore au début de l’Utopie, mais déjà, tout est dit. Et avec une poésie et une tristesse bouleversantes.

J’aime beaucoup aussi la dernière, « À l’Est d’Eden », certainement la plus empreinte de désespérance.

Kilimandjaro, une novella ajoutée dans le volume publiée chez Lunes d’Encre, n’est pas une suite, mais une histoire se situant dans le même univers, bien des années après. Cette fois ce sont des Masaï qui tentent une utopie, mais en essayant d’apprendre des erreurs de Kirinyaga.

Le ton est plus léger, la réflexion moins creusée, ça reste d’une lecture très agréable, mais ça n’a pas la puissance du fix-up originel. Néanmoins, il était intéressant de réunir ces textes pour avoir un autre point de vue, un autre angle de regard sur ces tentatives d’Utopie. Koriba est intransigeant, rigide, presque fanatique. Le narrateur de Kilimandjaro (un jeune historien) est pragmatique et réfléchi. Cependant, autant Kirinyaga est brutal – une sorte de coup de poing qui oblige à se poser beaucoup de questions ; autant Kilimandjaro est parfois presque « politiquement correct », naïf. En tout cas beaucoup moins fort.

Au final, cette réédition était tout à fait indispensable, voilà de très grands textes qui méritaient absolument d’être mis à nouveau en lumière.

Nouvelles traduites de l’Anglais (États-Unis) par Olivier DEPARIS & Pierre-Paul DURASTANTI
Paru chez Denoël Lunes d’Encre

Ce contenu a été publié dans Livres, avec comme mot(s)-clé(s) , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.