Cœurs perdus en Atlantide. Stephen King

Tout le monde connaît Stephen King, surtout pour ses romans d’horreur. Il se trouve que j’ai mis très longtemps à lire cet auteur, qui ne m’attirait pas spécialement, et je l’ai abordé de façon peu habituelle, avec la lecture, à sa parution de son « feuilleton » La Ligne Verte (il y a tout juste vingt ans). Et c’est l’allusion à La Tour Sombre dans la préface de la Ligne Verte qui m’a incité à lire cette longue saga (qui n’était à l’époque composée que des trois premiers volumes, sur huit).
J’ai ensuite fait plusieurs essais de lectures de ce qui a fait la célébrité de Stephen King : ses livres d’horreur. Et ils ne m’ont jamais convaincu. Que ce soit Ça (bien trop long) ou Misery.

Cœurs Perdus en Atlantique est un fix-up assez atypique dans l’œuvre de King. La première longue nouvelle a un lien tenu avec La Tour Sombre, mais l’essentiel du livre, sa raison d’être, c’est une peinture des années Soixante, cette décennie que King appelle l’Atlantide, parce que ce que représente cette décennie a sombré lors des décennies qui ont suivi, comme le continent mythique a sombré dans les flots.

Trois grandes époques : l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte. Dans le premier texte, en 1960, Bobby et Carol sont enfants. Dans le second, en 1966, on retrouve Carol en personnage secondaire, à l’université. Puis c’est un saut de presque vingt ans, jusqu’en 1983, avec un texte court centré sur un des personnages secondaires du premier texte. Les deux derniers textes sont situés en 1999. On y retrouve le meilleur ami d’enfance de Bobby à l’occasion des funérailles d’un de ses compagnons d’armes au Vietnam, et enfin les retrouvailles, plus de trente ans après, de Carol et Bobby.

Attardons-nous sur les deux premiers textes, les plus longs.

Dans le premier, Bobby, qui vit avec sa mère, voit sa vie bouleversée par l’arrivée d’un vieux monsieur, Ted. Celui-ci loue la chambre à l’étage de la maison de Bobby, et peu à peu, l’enfant et le vieil homme se lient d’amitié, d’abord autour d’une passion commune pour la lecture. Ted est un homme étrange, qu’on pourrait penser un peu dérangé. Il charge Bobby de surveiller le quartier pour lui, à l’affût de bizarreries telles que des annonces pour animaux perdus, des marelles affublées d’étoiles ou d’étranges personnes habillées de couleurs criardes. Bobby pense à un jeu, mais finira par découvrir que ce n’en est pas un : Ted est réellement traqué par ceux qu’il appelle « les crapules de bas étage ». Dans ce texte, Stephen King déploie deux de ses talents les plus admirables : la peinture de l’enfance et la nostalgie douce amère pour les années 60 (que l’on retrouvera par exemple dans 22/11/63). Le personnage de Ted est un lien subtil avec la saga de la Tour Sombre (qu’il n’est absolument pas nécessaire d’avoir lue pour apprécier le texte). Il représente aussi le monde invisible, la partie cachée de l’iceberg, que l’on sent bien plus vaste que le monde tel qu’on le voit avec nos yeux.

Dans le second texte, Chasse-cœurs en Atlantide, fini l’insouciance de l’enfance. On est à l’université, en 1966, avec une épée de Damoclès au-dessus de chaque garçon : l’incorporation pour aller au Vietnam. Pete est un garçon plutôt brillant, mais un vent de folie va souffler dans son étage de la cité universitaire. Plutôt que de consacrer un temps raisonnable à leurs études, la plupart des garçons vont jouer de façon frénétique au Chasse-Coeurs (le jeu de « la dame de pique » que l’on trouve aujourd’hui sur tous les PC). Dans le même temps, certains événements vont obliger les protagonistes à se positionner sur la guerre du Vietnam. Pete rencontre Carol et vit son premier amour. Texte tout aussi fort émotionnellement que le premier, avec la composante politique en plus.

Les trois dernières nouvelles, plus courtes, sont plus anecdotiques, mais elles donnent sa cohérence à l’ensemble, et permettent de boucler la narration.

Stephen King n’est pas tendre avec sa génération. Si l’Atlantide a sombré, c’est, pour lui, surtout à cause des gens qui y ont habité.

Dans l’avant-dernière nouvelle, l’ancien lieutenant au Vietnam de Sully (l’ami de Booby dans le premier texte) l’interpelle ainsi :

Nous avons rempli nos portefeuilles en jouant à la bourse, nous sommes allés de salles de gym en séances de thérapie pour ne pas perdre le contact avec nous-mêmes. L’Amérique du Sud brûle, la Malaisie brûle, le putain de Vietnam brûle, mais nous avons tout de même fini par surmonter cette haine de soi, nous avons tout de même fini par être contents de nous, alors tout va bien.

Puis, plus loin :

Il y a des tas de gens de notre âge que j’aime bien, pris individuellement. Mais je n’ai que mépris et dégoût pour cette génération elle-même. L’occasion nous a été offerte de tout changer. Elle nous a vraiment été offerte. Au lieu de quoi, nous avons préféré les jeans de haute couture, des billets pour aller écouter Mariah Carey, les points de réduction pour prendre l’avion, le Titanic de James Cameron, et les comptes épargne-retraite. La seule génération qui se rapproche de la nôtre, pour ce qui est de ne rien se refuser, en termes d’égoïsme pur, est celle qu’on a appelée la génération perdue, la génération des années vingt ; mais au moins, eux avaient la décence de ne jamais dessoûler. Nous n’avons même pas été capables de faire cela. On est vraiment nuls, mon vieux.

Cœurs perdus en Atlantide, c’est un peu un message subliminal que nous envoie Stephen King : si j’avais voulu, j’aurais pu être l’un des grands romanciers de mon époque, au moins l’égal d’un John Irving. À titre personnel, et sans aucun mépris pour ce qu’il a écrit par ailleurs (d’autant que je suis un inconditionnel de la Tour Sombre), je regrette un peu qu’il n’ait pas produit plus d’œuvres dans cette veine. Quinze ans après sa parution, cela reste un excellent bouquin dont la relecture a été un grand plaisir.

Roman traduit de l’Anglais (États-Unis) par William Olivier Desmond
Paru aux Éditions Albin Michel (disponible au Livre de Poche)

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1 réponse à Cœurs perdus en Atlantide. Stephen King

  1. Phil dit :

    Marrante, la comparaison à la fin; je sais pas si c’est en connaissance de cause, mais King et Irving sont très proches (et admirateurs l’un de l’autre)…
    ça me gêne néanmoins un peu, dans le fond – ça va dans le sens de cette idée classique comme quoi un écrivain « de genre » ne pourrait pas être un grand écrivain. Rien que pour les livres de la veine que tu aimes, King pourrait être considéré comme l’équivalent des grands écrivains américains contemporains. Encore plus si on ajoute les meilleurs dans sa veine plus « horrifique » (« ça » en fait partie, ou Shining, Dead Zone, mettons même Le Fléau, que j’aime pas trop ).

    Pareil pour le rapprochement entre la première nouvelle d’Atlantide et La Tour Sombre : il est plus que subtil et anecdotique, il est fondamental ! Il donne quand même une dimension carrément différente à l’histoire racontée (d’autant que c’est aussi la moins ancrée sur les années 60 et la plus dans la veine « King hardcore »).

    Après, on en a déjà souvent discuté, c’est pas l’aspect de King qui me plaît le plus ici. En fait, si, j’aime (comme toi) tout son côté « observateur de l’Amérique » – sauf que je le trouve tout autant présent dans ses récits fantastiques et SF.

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