Les Continents Perdus. Anthologie présentée par Thomas Day

L’anthologie Les Continents Perdus est parue en 2005. Je ne sais pas si, il y a dix ans, c’était déjà un OVNI, mais aujourd’hui, il serait inimaginable de voir une sélection de novellas (format peu goûté dans nos régions) d’auteurs assez peu connus (le plus réputé est Lucius Shepard, et encore, sa célébrité est confinée au petit monde de la SFFF). Tout ça pour dire que c’est bien dommage. Peut-être, si le succès avait été au rendez-vous, aurions-nous eu droit, dans la collection Lunes d’Encre, à d’autres anthologies thématiques de cette qualité.

Les continents perdus regroupe donc cinq textes, cinq récits de voyage au sens très large du terme. Pour certains, il s’agit de voyage intérieur, pour d’autres d’errance plus que de voyage planifié. Une sous-thématique se dégage aussi largement : la dimension politique et sociale des textes est évidente. Quoiqu’il en soit, autant le dire d’entrée de jeu, il s’agit de cinq bijoux.

Le prométhée invalide, de Walter Jon Williams, est une uchronie se déroulant au début du XIX° siècle, peu après la bataille de Waterloo. Elle met en scène la rencontre supposée entre Lord Byron, militaire dans cet univers plutôt que poète, Mary Shelley, l’auteur de Frankenstein, et son mari, le poète Percy Shelley, sur fond de bouleversements après les guerres Napoléoniennes. On y voit aussi la genèse de l’œuvre de la romancière, quelques années après cette première rencontre. Une bonne entrée en matière pour cette anthologie : entre Belgique et Suisse, on ne peut pas dire qu’il s’agisse du Grand Voyage, mais le dépaysement temporel, lui, est certain.

Tirkiluk, d’Ian R. Macleod est plutôt une nouvelle qu’une novella, c’est le texte le plus court de ce recueil. Pour le coup, voyage et dépaysement total, avec ce journal d’un scientifique en mission au pays Inuit, en 1942, alors que la guerre gronde en Europe. Une occasion de se plonger dans le mode de vie extrême des habitants de ce pays. Et d’être entraîné, avec le personnage principal, dans leurs coutumes et leurs légendes.

Apartheid, Supercordes et Mordecai Thubana de Michael Bishop est mon texte favori de l’anthologie. On est plongé au cœur de l’apartheid, en 1988, au travers des mésaventures d’un Afrikaner qui ne peut plus ignorer la réalité du régime de son pays lorsqu’il est mêlé à une rafle, par un malheureux concours de circonstances. Sa peau de la « bonne » couleur le préservera des ennuis, mais cette expérience le changera à jamais. Énorme réflexion sur la façon dont on peut vivre dans un régime dictatoriale en spectateur, sans réaction, tant qu’on n’est pas confronté aux réalités. Mais ce texte, nimbé d’une touche subtile de fantastique, est bien plus que ça, puisqu’il visite aussi la Théorie des Cordes. Superbe.

Le train noir, de Lucius Shepard m’a beaucoup fait penser aux passages de la Tour Sombre, de Stephen King, qui se passent dans un train. En empruntant un train mystérieux pour y retrouver son chien qui s’y est refugié, un clochard se retrouve dans une contrée qui semble hors du monde, dans une autre dimension, peut-être. Il y retrouve des compagnons de galère qui ont tous atterris là par le même moyen. Où sont-ils ? Au purgatoire, dans un jeu vidéo, dans un monde parallèle ? Chacun a sa théorie. Mais peut-être qu’en reprenant le train, pour aller plus loin, notre protagoniste trouvera-t-il la réponse à ces questions ? Encore un très grand texte, qui a inspiré l’illustration de couverture de l’anthologie.

Et pour finir, Le pays Invaincu, Histoire d’une vie de Geoff Ryman. C’est peut-être le texte le moins accessible du recueil, mais probablement le plus puissant. Je dois dire que sans le paratexte de l’anthologiste, je n’aurais pas compris que le pays décrit dans le texte était le Cambodge, et qu’il m’a fallu visiter ensuite la page Wikipedia sur ce pays pour saisir les implications du texte. L’histoire est racontée par une jeune femme qui subit les événements (prise de pouvoir par Khmers rouges, puis envahissement par le Viet-Nam), les décrit avec ses mots à elle, et avec une ignorance totale des enjeux géopolitiques. On ne sait jamais si le monde teinté de fantastique qu’elle dépeint (dans lequel les maisons sont vivantes, par exemple) est celui dans lequel elle vit, ou bien si c’est son imagination qui le crée. Mais peu importe : au final, la réalité de ce qu’elle vit n’a que faire des enjeux politiques de son pays, et sa description imagée et naïve n’en est que plus cruelle.

Il est rare qu’arrivé à la fin d’un recueil de texte on ait l’impression d’une si grande homogénéité dans la qualité. Et si l’intention de départ était de créer d’autres anthologies de ce genre, on ne peut que regretter que ça ne se soit pas fait. Alors, parce qu’il n’est jamais trop tard (le livre est toujours disponible), je conseille vivement cette superbe anthologie.

Anthologie traduite de l’Anglais par Jean-Daniel Brèque
Paru chez Denoël Lunes d’Encre

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