Histoire de la Violence. Édouard Louis

Deux ans après En finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis publie son deuxième roman : Histoire de la Violence, que l’on sentait attendu au tournant par certains, mais aussi attendu tout court par d’autres, dont je fais partie, ceux qui ont été frappés par le talent du jeune auteur (voir ici ma critique du premier roman).

Histoire de la violence est le récit d’une nuit, celle du 24 décembre 2012, au cours de laquelle le narrateur, Édouard, en rentrant chez lui, rencontre Réda, un jeune kabyle, le fait monter dans son appartement et se fait agresser, violer et menacer de mort par ce dernier.

Un an plus tard, en visite chez sa sœur qu’il n’a pas vu depuis des années, Édouard lui raconte la scène. Peu après, il entend sa sœur restituer le récit à son mari.

Le roman est un entremêlement de la voix de la sœur, des pensées qui assaillent Édouard en entendant ce récit (il corrige parfois sa sœur en pensée, ou bien s’interpelle pour tenter de s’expliquer à lui-même ce qu’il a ressenti) et du souvenir de la soirée et des jours qui suivent (visite à l’hôpital, puis au commissariat) par le narrateur lui-même. Le tout forme un tableau vu d’angles, de regards, de points de vue différents, et à des distances différentes.

Cette construction est tout simplement vertigineuse et réalisée avec un brio encore supérieur à celui du précédent roman, qui montrait déjà la capacité d’Édouard Louis à capter des voix si opposées, et à faire du langage populaire un matériau littéraire. La voix de la sœur du narrateur, une espèce de flot continu, imagé, fatigant presque, hypnotique, contraste avec la voix du narrateur : analytique, d’un niveau de langage forcément bien plus élevé. On percevrait presque, au travers de ces deux voix, deux systèmes de pensée, ou, en poussant un peu loin, un système de pensée et un autre système où le flot envahissant de la parole empêche la pensée.

La lucidité et l’intransigeance du narrateur vis-à-vis de lui-même donnent un ton très particulier, qui éloigne la complaisance et la commisération, et laisse le lecteur à distance d’un voyeurisme malsain.

Deux histoires se catapultent : celle d’Édouard, qu’on a découvert dans Eddy Bellegueule, et qui est rappelée ici, par petites touches, l’histoire d’une enfance dans un milieu prolétaire, voire sous-prolétaire (milieu dont s’est sorti Édouard) et celle de Réda, enfant d’un immigré Kabyle qui a vécu dans un foyer Sonacotra à son arrivée en France, c’est-à-dire l’histoire d’un autre prolétariat.

Comme son titre l’indique, ce récit est aussi une histoire de la violence, parce qu’Édouard Louis ne se contente pas de raconter, il développe aussi une pensée. Sans nous l’asséner, mais au travers du récit. Il pense la violence des rapports entre les classes, le racisme, l’homophobie, les rapports de domination de notre société.

À l’heure où l’on est encore en état de sidération face à la phrase prononcée récemment par Manuel Valls : « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », lire Édouard Louis est quasiment un vaccin contre cette négation de la pensée.

La violence apparaît aussi bien dans la rencontre entre Édouard et Réda qu’à l’hôpital, au commissariat, et l’on se demande parfois si la société permettra au narrateur d’en finir avec Eddy Bellegueule, tellement on veut l’y ramener. Et chacun pourra se demander si l’on peut tout à fait en finir avec son propre Eddy Bellegueule !

Pour ne rien gâcher, j’ai trouvé la fin du roman particulièrement réussie. Une sorte d’état de grâce à la fois dans l’écriture et dans le choix du point où le récit finit.

Édouard Louis est un auteur majeur. Sa jeunesse, son génie, sa capacité à développer une pensée, une réflexion, autour de son travail artistique me font beaucoup penser à Xavier Dolan (un autre génie de ce début du XXIe siècle, et je vous assure que je n’emploie pas ce mot à la légère). On attend la suite de son œuvre avec impatience, mais aussi avec une grande confiance. Ces deux premiers romans ne peuvent pas être le fruit du hasard.

Paru aux Éditions du Seuil

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1 réponse à Histoire de la Violence. Édouard Louis

  1. Phil dit :

    J’ai l’impression que ce second roman a encore plus clivé la critique que le premier; si j’en crois ce que je lis ici ou là…

    A priori, ceux qui ont aimé Eddy Bellegueule devraient aimer celui là aussi… Je vérifierai ça très vite ! 🙂

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